Critique de la critique critique

Réponse à http://www.lisez-veloce.fr/des-rives-et-du-torrent/

Notes sur l’intervention de Lordon

Les moyens passionnels pour gérer la disconvenance des hommes sont les institutions. Mais les institutions ce n’est pas que l’État !

Qu’est-ce que Lordon raconte en substance dans son intervention ? Qu’on peut se passer d’État dans une communauté (sous-entendue petite) mais pas p. ex. dans les villes. Qu’il ne faut pas se raconter d’histoires et postuler que les êtres humains, tels qu’ils sont aujourd’hui, seraient candidats pour une vie débarrassée du capitalisme, ce qui voudrait dire aussi débarrassée du « dorlotement du corps » qu’il procure (note de moi : dans les pays du Nord, peut-être…), renoncement à l’esthétique construite par le capitalisme, bien qu’on puisse mettre en balance de cela, en faveur des révolutionnaires, la fin de la terreur salariale, ainsi que la fin de la servitude hiérarchique. Il ne faut pas non plus croire que tout le monde va avoir envie de faire de la politique h24. « Des siècles de dépossession, ça laisse des plis. » (note de moi : et puis des fois on a juste envie de s’occuper de soi aussi.)

Mais c’est que ce qu’on nomme idées, spécialement les idées politiques, ne sont en fait pas autre chose que des contenus idéels, portés par des affects, sans lesquels ils n’auraient aucune force, ni n’auraient aucun effet.
Les processus révolutionnaires sont des gigantomachies passionnelles, la lutte à mort de deux formes de vie.

En somme, pour lutter contre le capitalisme, il faut compter avec tous les « faux plis » affectifs et désirants qu’il a fait prendre au plus grand nombre.

Sortir du capitalisme, c’est refaire un régime de désir et un imaginaire à l’échelle de la société toute entière, ce qui n’est pas une mince affaire.

Notes de lecture de l’article

Il nous faudrait prendre les hommes tels qu’ils sont et non tels qu’on voudrait qu’ils fussent, conformément à ce que M. Lordon appelle « lʼonto-anthropologie » spinoziste. Cette oxymore permet à notre orateur dʼenrober son propos d’un vernis dynamique pour mieux faire valoir une conception du monde qui, à défaut dʼêtre statique, est unilatérale. Ainsi son anthropologie est conçue sur la base dʼun être qui tient à peu près en ceci : les hommes, esclaves des passions, ne sauraient être raisonnables et en conséquence, ne sauraient être libres.

C’est en effet la thèse de Spinoza. Nos critiques devraient se demander pourquoi Lordon, qui épouse cette thèse, continue néanmoins d’être de gauche et de militer pour la gauche.

Les passions court-circuitent lʼusage de la raison.

Ils attribuent cette pensée à spinoza. Mais Spinoza est le philosophe qui a dépassé la dichotomie raison/passions de la philosophie occidentale. Certes, en lisant en surface Spinoza oppose les deux. Mais il dit également que les deux sont des affects :

Proposition 8

La connaissance du bien ou du mal n’est rien d’autre qu’un affect de joie ou de tristesse, en tant que nous en avons conscience.

Et c’est là la révolution conceptuelle qui l’oppose à tous ceux qui veulent discipliner les passions par la raison.

Digression :

En conséquence, les hommes « ne conviennent pas en nature » cʼest-à-dire quʼils nʼéchappent jamais à la servitude passionnelle.

Ces deux affirmations sont vraies mais n’ont rien d’équivalent contrairement à ce que le « c’est-à-dire » voudrait poser. Mais passons.

Ainsi nos critiques ne sauraient être plus éloignés de la vérité quand ils disent :

Nous nageons là en pleine philosophie : mieux vaut faire survivre une catégorie surplombante et abstraite, dont on admet pourtant quʼelle ne peut pas exister, au détriment de la réalité qui, une fois passée au crible de celle-ci, ne conviendrait pas, plutôt que dʼadapter une conception idéale à la réalité vivante qui la contredit. Cʼest le ressort de toutes les morales répressives. Si le monde va mal, cʼest que nous ne sommes pas assez soumis aux fausses catégories de nos philosophes ; il ne nous reste quʼà nous efforcer vainement de convenir.

Il suffit de leur opposer ce passage de la partie IV de l’Éthique :

Le bien et le mal ne marquent non plus rien de positif dans les choses considérées en elles-mêmes, et ne sont autre chose que des façons de penser, ou des notions que nous formons par la comparaison des choses. […] Mais, bien qu’il en soit ainsi, ces mots de bien et de mal, nous devons les conserver. Désirant en effet nous former de l’homme une idée qui soit comme un modèle que nous puissions contempler, nous conserverons à ces mots le sens que nous venons de dire. J’entendrai donc par bien, dans la suite de ce traité, […] ce que nous savons certainement nous être utile. Par mal, j’entendrai ce que nous savons certainement faire obstacle à ce que nous possédions un certain bien.

Le bien et le mal ne sont ainsi que des mots, des notions communes que nous utilisons mais qui n’ont pas de réalité intrinsèque. Difficile de faire plus éloigné d’une morale surplombante.

En réalité, le divorce odieux qui situe la raison dʼun côté et les passions de lʼautre nʼexiste que dans la tête de nos philosophes. On ne fait lʼeffort de comprendre que ce qui nous émeut profondément. La sensibilité nʼempêche pas la lucidité, elle la permet. Elle en est la condition décisive. Lʼintelligence vient de notre propension à être affectés ; elle nʼest pas ce voile froid qui sʼinterpose entre les autres, les choses, et nous.

Spinoza est… littéralement celui qui a introduit la révolution conceptuelle consistant à dire que l’intelligence est une forme particulière de sensibilité.

La vraie connaissance du bien et du mal, en tant que vraie, ne peut empêcher aucun affect ; elle ne le peut qu’en tant qu’on la considère comme un affect.
— Éth. IV, prop. 14

Puis, plus loin, nos disserteurs amateurs se croient très malin en disant :

Lʼintelligence vient de notre propension à être affectés ; elle nʼest pas ce voile froid qui sʼinterpose entre les autres, les choses, et nous.

On ne saurait mieux dire ! Sauf peut-être à citer encore la partie IV de l’Éthique, qui dit la même chose, en le plaçant dans le long développement conceptuel qu’est l’Éthique. On peut le prouver en citant en long, en large, en travers :

Proposition 38

Tout ce qui dispose le corps humain de telle façon qu’il puisse être affecté de plusieurs manières, tout ce qui le rend propre à affecter de plusieurs manières les corps extérieurs, tout cela est utile à l’homme, et d’autant plus utile que le corps est rendu plus propre à être affecté de plusieurs manières et à affecter les corps extérieurs ; au contraire, cela est nuisible à l’homme, qui rend son corps moins propre à ces diverses fonctions.
Scolie du corollaire 2 de la proposition 45

Entre la moquerie (dont j’ai dit qu’elle était mauvaise dans le corollaire 1) et le rire, je reconnais une grande différence ; car le rire, comme le jeu, est une joie pure ; par conséquent il ne peut avoir d’excès et de soi il est bon (par la proposition 41, partie 4). En quoi, en effet, est-il plus convenable de soulager sa faim ou sa soif que de chasser la mélancolie ? Telle est du moins ma manière de voir, quant à moi, et j’ai disposé mon esprit en conséquence.

Aucune divinité, ni qui que ce soit, excepté un envieux, ne peut prendre plaisir au spectacle de mon impuissance et de mes misères, et m’imputer à bien les larmes, les sanglots, la peur, tous ces signes d’une âme impuissante. Au contraire, plus nous avons de joie, plus nous acquérons de perfection ; en d’autres termes, plus nous participons nécessairement à la nature divine. Il est donc d’un homme sage d’user des choses de la vie et d’en jouir autant que possible (pourvu que cela n’aille pas jusqu’au dégoût, car alors ce n’est plus jouir). Oui, il est d’un homme sage de se réparer par une nourriture modérée et agréable, de charmer ses sens du parfum et de l’éclat verdoyant des plantes, d’orner même son vêtement, de jouir de la musique, des jeux, des spectacles et de tous les divertissements que chacun peut se donner sans dommage pour personne. En effet, le corps humain se compose de plusieurs parties de différente nature, qui ont continuellement besoin d’aliments nouveaux et variés, afin que le corps tout entier soit plus propre à toutes les fonctions qui résultent de sa nature, et par suite, afin que l’âme soit plus propre, à son tour, aux fonctions de la pensée. Cette règle de conduite que nous donnons est donc en parfait accord et avec nos principes, et avec la pratique ordinaire. Si donc il y a des règles différentes, celle-ci est la meilleure et la plus recommandable de toutes façons, et il n’est pas nécessaire de s’expliquer sur ce point plus clairement et avec plus d’étendue.
« Chapitre » 27

L’utilité que nous tirons des choses extérieures, pour ne rien dire des connaissances que nous peut donner l’observation de leur nature et de leurs transformations, consiste surtout dans la conservation de notre corps ; et par conséquent, les choses les plus utiles sont celles qui peuvent alimenter et nourrir notre corps de façon à ce que toutes ses parties s’acquittent parfaitement de leurs fonctions. Car plus le corps est propre à être affecté de plusieurs façons et à affecter de plusieurs façons à son tour les corps extérieurs, plus l’âme est propre à la pensée (voyez les propositions 38 et 39, partie 4). Mais il est peu de choses dans la nature qui aient ce caractère d’utilité, et c’est à cause de cela qu’il est nécessaire pour nourrir le corps de se servir d’un grand nombre d’aliments d’espèces diverses. Ajoutez à cela que le corps humain est composé de plusieurs parties de nature différente, lesquelles ont continuellement besoin d’aliments divers afin que le corps humain soit également propre à toutes les fonctions qui peuvent résulter de sa nature, et par suite, afin que l’âme soit aussi également propre à concevoir un grand nombre de choses.
Pour notre philosophe, les circonstances affectent et transforment les hommes, sans que les hommes puissent transformer les circonstances.

Non.

Notre orateur veut faire passer les anarchistes pour des visionnaires infantiles, qui ont pour eux dʼavoir prévu par chance les désastres de la révolution russe.

Il n’a jamais dit que c’était par chance, au contraire, il leur a reconnu d’avoir déduit cela du concept qu’ils avaient de l’État.

LʼÉtat nʼa jamais été mieux défini que par Bakounine, comme « la partie qui se prend pour le tout », la dépossession effective de la possibilité de se diriger dans la concertation, que rien à ce jour nʼest encore venu justifier.

Opposer à cela l’État général. P. ex. dans les communautés, la « police » est assurée par le contrôle social et l’opprobre.

Il y a en fait deux façons dʼaborder la conflictualité sociale. La plus fréquente, et celle qui sʼaccorde le mieux avec les intérêts de la domination, consiste à saisir celle-ci abstraitement, comme une insulte permanente à la concorde que devrait naturellement être la société.

Façon opposée à celle de spino donc.

Plein de bons gros hors sujet dans cet article…

Lʼhomme nʼy est pas pris comme une monade toute-puissante ou une chose inerte vouée à nʼêtre que victime de la gravité ou de ses propres passions, mais un être vivant lié au monde et aux autres, se débattant pour conquérir progressivement une plus grande liberté pratique. Il nʼa pas de tare prédatrice mais est sujet à des contraintes matérielles pour son maintien, en deçà desquelles la lutte pour la survie devient barbare.

Rien de tout ça ne réfute spino ou fredo.

Ses désirs ne sont pas illimités mais se bornent le plus souvent à vouloir faire ce quʼil entend de son temps et de son énergie fugace, au sein dʼune civilisation nécessairement collective.

C’est mal comprendre la façon dont Lordon dit que le désir est illimité (je ne sais plus s’il dit exactement ça), mais il faudrait développer.

Cette dynamique conflictuelle, violente par moments, doit pouvoir trouver sa résolution dans la mise en commun. Celle-ci consiste justement à pouvoir articuler les contradictions qui traversent un groupe, pour les mener à leur terme, de façon à ce quʼelles deviennent finalement les moteurs dʼune solidarité plus grande des hommes entre eux et vis-à-vis du monde.

Qu’on appelleriot un État ?

Nous nous noyons aujourdʼhui dans le pouvoir comme dans la vase de la vie vulgaire.

Le choix de mot est intéressant…

Sʼil [Lordon] rappelle volontiers que ces bons penchants sont contingents, et restent à produire au gré dʼarrangements plus vastes de la société avec elle-même, il ne pousse pas lʼindulgence jusquʼà envisager quʼune telle contingence sʼétende également à nos mauvais penchants.

Ben si. Évidemment que si. Faut écouter en fait.
P. ex. 2:39 :

Il ne faut pas ignorer non plus que si les hommes sont tels au moment où nous parlons, ils pourraient cependant être différents plus tard.

et 2:22.

Partant de sa doctrine, M. Lordon ne considère pas la violence pour ce quʼelle est, mais pour ce quʼelle nʼest pas : elle est ce qui resurgirait mécaniquement de lʼabsence dʼautorité.

Non, ce n’est en rien le concept de la violence de Lordon, à qui on ne peut pas faire le procès de ne pas définir ses concepts…

À travers le miroir renversé de sa doctrine, qui pose en principe la violence des hommes afin de faire passer celle des institutions pour un mal nécessaire, M. Lordon voit dans la révolution bolchévique et la révolution chinoise des « échappements totalement incontrôlés de violence », là où il nʼy a eu que de sanglantes répressions.

Lordon ne dit pas le contraire et il en fait l’échec de ces révolutions.

Grâce à sa conception si peu historique de la violence, M. Lordon peut à la fois évoquer ces « désastres révolutionnaires » et vanter les mérites de la militarisation, et ainsi déplorer les conséquences dont il chérit les causes, donner le poison comme remède.

quoi

Le terme de « chaos », dont nous laissons l’entière responsabilité à M. Lordon, donne aux agissements humains en général et à la révolte en particulier le caractère dʼun magma informe, aussi dangereux quʼimprévisible.

Pinaillage basé sur un seul mot.

Notre orateur nʼobjectera pas que la violence est le produit de certaines circonstances qui sʼexpriment à travers les hommes, seulement il insistera sur la disposition innée des hommes à nʼêtre quʼun vecteur passif de celles-ci.

C’est quand même une dinguerie d’écrire autant de trucs aussi facilement réfutables rien qu’en regardant la vidéo. Il dit l’exact contraire de cette phrase à 15:06. Et globalement, c’est drôle de faire le procès à Fredo de croire que les humains sont intrinsèquement violents indépendamment des circonstances historiques, quand toute son œuvre s’articule autour du fait qu’il n’y a pas une nature humaine et que la nature humaine est ce que l’histoire —et lui-même— en fait. Un matérialiste historique quoi.

Le dilemme de M. Lordon se noue précisément dans cette chose, que le matérialisme dialectique dʼun Marx ou la solidarité matérielle dʼun Bakounine met à portée de main, et que le déterminisme dʼun Spinoza écarte soigneusement : la possibilité dʼune transformation consciente et collective des circonstances, autrement dit dʼune révolution. Lʼenthousiasme aveugle de notre orateur pour lʼarmée, de même que sa méfiance vis-à-vis de toute forme de contestation autre que disciplinaire, trahit en fait le peu de crédit que la doctrine spinoziste accorde à la possibilité même dʼune révolution.

Pfff. Oui c’est pour ça que Lordon parle h24 de construire les conditions de possibilité d’une révolution. Rien de tout ça n’est vrai et on ne peut rien faire dire de tel à la philosophie de Spinoza, ni aux extensions qu’en développe Lordon, qui disent simplement que les institutions sont ce que les humains en font, et font quelque chose aux humains en retour. Rien qui empêche la survenue d’une révolution.

Que nous dit cependant M. Lordon, lorsquʼil manie avec une habileté à faire pâlir plus dʼun commissaire européen, le spectre de la division sociale et le caractère inéluctable de lʼéconomie de la violence ? Il rejoue la même comédie et fait passer le même mensonge, à échelle simplement nationale : les divisions pré-nationales, des querelles de cités antiques à celles des villes médiévales tenaient bien plus des velléités de conquête dʼune partie de la société qui, jouissant déjà dʼune domination partielle, cherchait à lʼétendre, que dʼun élan volontaire du peuple qui voit sa condition systématiquement dégradée par ces mouvements guerriers.
[…]
<énorme blabla anarchiste classique> Cʼest ce que nous dit aussi M. Lordon, par le même détour terroriste, quand il explique que lʼÉtat est ainsi non seulement « un pacificateur peu aimable », mais le seul pacificateur qui soit.

Sauf que le concept d’État utilisé par Lordon englobe les institutions pré-nationales, et leurs rapports de domination, tout comme ceux des cités antiques. Lordon est donc parfaitement conscient que cette violence provient d’une forme d’État et la critique tape complètement à côté.

Conclusion

On va arrêter les frais ici, cet article est trop éclaté pour mériter qu’on le finisse. Pour être charitable, c’est assez compréhensible que cette intervention de Fredo ait énervé des gens de sensibilité anti-autoritaire, vu comme Lordon se fait l’avocat d’une existence continuée de l’État. Mais il y a un malentendu car le concept d’État qu’il utilise est plus général que celui décrié par cette « réponse » (ce n’est pas évident parce qu’il n’avait pas encore développé le concept d’État général introduit dans Imperium). C’est une critique qui pouvait lui être faite, et il y en a sans doute plein d’autres. Cela dit j’ai l’impression qu’il y a eu une incompréhension réciproque initiale entre Lordon et de nombreux anarchistes, car Lordon passe son temps à dépoussiérer et consolider la pensée anarchiste. Quand on s’intéresse aux modèles d’organisation défendus, il défend d’ailleurs les même principes que tous les anti-autoritaires : localité maximale des décisions, possibilité perpétuelle de changer les règles du jeu, droit d’intervention sur tout ce qui te concerne. Mais c’est le problème de critiquer les philosophes, il faut lire un peu et essayer de comprendre le système de pensée exprimé, sinon on se retrouve à réfuter Spinoza en racontant la même chose que lui.

Tout cela étant dit, c’est un vieil article qui ne représente pas tout les textes de Lisez véloce.
La réification amoureuse
par exemple est vraiment excellent. Il faut juste que les auteurs, autrices de notre pavé apprennent qu’il ne suffit pas d’écrire beaucoup pour dire des trucs pertinents.

Retour au gemlog
Retour à l’accueil

Commentaires (2)

Écrire un commentaire

Par Anonyme, le 20 janvier 2024 :

merci Anonyme j’espère que mes mots t’auront un peu convaincu quand même

Par Anonyme, le 15 janvier 2024 :

tu parles avk bcp de mots, j'ai mis un marque page je continue demain